Alexandre Stroev:Comment la France des Lumières
Comment la France des Lumières invente la Chine et la Russie
Alexandre Stroev
Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3
Le 30 septembre 1767, Voltaire écrit au comte Andrei Chouvalov :
« Si vous allez ambassadeur à la Chine, et si je suis en vie quand vous serez arrivé à Pékin, je ne doute pas que vous ne fassiez des vers chinois comme vous en faites de français. […] Si j’étais jeune, je ferais assurément le voyage de Pétersbourg et de Pékin ; j’aurais le plaisir de voir la plus nouvelle et la plus ancienne création. Nous ne sommes tous que des nouveaux venus en comparaison de messieurs les Chinois […]. Nous devons respecter nos premiers maîtres ».
Au siècle des Lumières, la France révise les bases de sa civilisation, met en question les éléments fondamentaux de la philosophie et de la foi religieuse, des principes sociaux et économiques. La « crise de la conscience européenne », comme la définissait il y a 80 ans Paul Hazard, survenue au tournant du XVIIe siècle1, augmente l’intérêt pour d’autres pays et d’autres types de civilisation. Les penseurs français élaborent ou réadaptent plusieurs mythes culturels, y compris ceux du bon sauvage, du despotisme oriental et du despotisme légal, des îles de félicité, de la menace de l’invasion barbare, etc. Les découvertes géographiques2 et archéologiques, les récits de voyages en Amérique et en Asie aussi bien que les fouilles de Pompei et d’Herculanum et les écrits de Winckelmann qui font revivre l’Antiquité, servent à mieux comprendre sa propre culture, à relativiser l’image habituelle selon laquelle la Terre tourne autour de la France.
Sur la carte mentale des Lumières, deux puissances voisines, la Chine et la Russie, présentent deux types opposés de civilisation. La première incarne le pays oriental par excellence, dont les traditions ancestrales qui paraissent étonnantes sont dignes de respect et d’étude. Sa philosophie et sa morale, ses principes de gouvernement, son économie et son agriculture, ses découvertes techniques fascinent les Européens. Si le modèle traditionnaliste chinois fait concurrence au modèle « moderniste » anglais, la Moscovie présente un contre-exemple, comparable au despotisme turc. Or, durant le règne de Pierre le Grand, la Moscovie ancienne disparaît pour faire place à un nouveau pays qui se modernise selon le modèle européen. Son développement accéléré le fait considérer comme terre d’expériences sociales et économiques. La Chine vit dans un passé immuable, tandis que la Russie est tournée vers l’avenir. Si les philosophes et les économistes français s’inspirent des leçons chinoises, ils se mettent en position de donneurs de conseils par rapport à la Russie et tentent d’influencer sa politique.
Cependant, l’évolution de la société russe et la circulation des images et des mythes culturels entre les trois pays modifient les données initiales. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, la Russie est considérée comme un exemple de reformes efficaces et, en même temps, comme le berceau de la civilisation humaine.
Nous ne prétendons pas dresser une présentation exhaustive des images de la Chine et de la Russie, vues par la France. Ces vastes sujets ont suscité un grand nombre d’ouvrages3. Nous nous limiterons à l’analyse des étapes cruciales des échanges intellectuels triangulaires, à l’étude comparative des mythes culturels, de leurs transformations et de leurs utilisations pratiques. Les informations et les concepts circulent entre trois pays et changent leur sens et leur fonction à chaque passage de la frontière. Des récits de voyage fournissent de la matière à des textes littéraires, philosophiques et économiques. Ces derniers, à leur tour, influencent la politique intérieure et extérieure. La description de la Russie du point de vue d’un Chinois imaginaire sert à examiner les problèmes français. Le modèle traditionnel chinois sert d’exemple pour effectuer des réformes économiques en France ; les physiocrates les exportent en Russie pour y faire carrière. Les images des souverains chinois et russes servent à élaborer la théorie du despotisme légal.
L’étude des transferts culturels triangulaires offre un domaine de recherches nouveau, difficile et fécond. Ekaterina Dmitrieva et Michel Espagne soulignent l’importance de cette approche qui substitue un faisceau de relations aux échanges binaires et qui unit la découverte géographique et intellectuelle :
« Pour la France qui n’accède à la Russie qu’en traversant l’Allemagne, la Russie est une limite orientale du monde germanique et un correctif virtuel à ses tendances nationalistes. Pour la Russie dont les voyageurs n’atteignent aussi la France qu’en traversant l’Allemagne, deux modèles intellectuels se font concurrence »4 .
De la même manière, le chemin qui mène en Chine passe par la Russie.
Découvrir la Russie en allant vers la Chine
à la fin du XVIIe siècle, les jésuites rentrent dans les bonnes graces de l’empereur Kangxi (Kang-Hi), en faisant valoir des connaissances mathématiques et astronomiques européennes5. Les sciences aident à répandre la lumière de la foi chrétienne et à s’adapter à la société chinoise. Au lieu de porter l’habit des bonzes, les jésuites mettent celui des lettrés. Leur mission à Pékin réunit des savants distingués qui servent l’Empereur, dirigent l’Observatoire et le Collège de Mathématiques. Les jésuites traduisent en chinois et en mandchou les ouvrages savants européens et font connaître en Europe la culture chinoise. De plus, ils servent d’intermédiaires entre les diplomates étrangers et la cour de Pékin. En 1689, Jean-François Gerbillon6 et Thomas Pereira aident les Chinois à conclure la paix de Nertchinsk et, en 1692, l’empereur de Chine récompense l’aide diplomatique des jésuites en signant l’édit de tolérance religieuse qui autorise les conversions.
Pour développer ses activités, la mission doit s’agrandir. Cependant, la voie maritime demeure longue et périlleuse. Selon les estimations des historiens, « les deux tiers des missionnaires qui étaient partis d’Europe étaient morts avant d’avoir atteint la Chine »7. En mars 1685, le roi Louis XIV envoie par mer cinq mathématiciens jésuites à Pékin, y compris Jean-François Gerbillon, qui y arrivent en février 1698.
Les jésuites cherchent à pénétrer en Chine par la voie terrestre. Entre 1685 et 1687, Ferdinand Verbiest, directeur de l’observatoire de Pékin, vice-provincial de l’ordre, en parle dans ses lettres, adressées à ses supérieurs à Rome, ainsi qu’au père François d’Aix de La Chaise, confesseur du roi Louis XIV8. Il propose d’établir une mission des jésuites à Moscou qui assurera la communication avec la mission en Chine. De surcroît, en passant par la Sibérie (« Tartarie »), les missionnaires pourraient y développer leurs activités. En même temps, Ferdinand Verbiest négocie avec des diplomates russes et, en 1686, tente d’envoyer de Pékin à Rome par la Russie Philippe-Marie Grimaldi, mathématicien et astronome, chargé d’une lettre de l’empereur Kangxi au tsar Aleksei Mikhaïlovitch9.
En 1685, le père Philippe Avril, professeur de mathématiques au Collège Louis le Grand, entreprend un voyage pour arriver en Chine par la Sibérie ou par la Perse. Cependant, ses deux tentatives se soldent par un échec : en 1687 et en 1689, les autorités russes le font revenir de Moscou en Occident. Pour la troisième fois, il s’embarque sur un navire et périt noyé en 1698 près de Taïwan.
En février 1687, les diplomates français demandent à l’ambassade russe, dirigée par le prince Iakov Dolgorouki, d’autoriser les jésuites à se joindre aux caravanes marchandes russes qui se rendent en Chine. Toutefois, les Russes qui doivent résoudre des questions territoriales délicates avec la Chine, ne veulent pas voir dans ces contrées de géographes qui pourraient fournir des informations à la cour de Pékin.
En janvier 1688, Louis XIV envoie en Chine quatre missionnaires français, y compris Philippe Avril, accompagnés d’un Polonais et d’un Lituanien qui connaissent la langue russe. Le roi fait rédiger des lettres à l’empereur de la Chine et au souverain des Ouzbeks pour leur recommander les voyageurs. Hélas, le projet échoue10.
Le Mercure galant écrit en septembre 1687 :
« Rien n’est plus à la mode aujourd’hui que de parler de la Chine, surtout depuis que nous avons vu en France des ambassadeurs du roi de Siam11. Le père Couplet12, jésuite, qui a demeuré longtemps à la cour de l’empereur des Chinois, a fait une carte nouvelle de ce grand état, avec quelques observations […] il a éclairci ce qui causait tous les jours de grandes contestations entre les savants […].
Le voyage en Chine serait agréable à faire pour les peuples de l’Europe, s’il n’y avait pas tant de mers à traverser […]. C’est ce qui a fait chercher les moyens d’y aller par terre, et on ne les a pas cherchés inutilement si l’on croit une relation qui m’a été envoyée »13.
La relation, publiée par le Mercure, fournit une des premières descriptions de la Sibérie. Elle proviendrait de Nikifor Venukov qui avait visité la Chine en 1675-1676 avec l’ambassade de Nicolae Milescu le Spathaire où il a fait connaissance avec Ferdinand Verbiest. Ensuite, lors d’une mission en Pologne en 1682-1683, le courrier russe révèle ces informations, gardées secrètes, au diplomate français Nicolas Frémont d’Ablancourt, puis, en 1686 à Pékin, à Ferdinand Verbiest qui, à son tour, les communique à Rome et au père Grimaldi.
Philippe Avril, en revenant en France, publie en 1692 à Paris le Voyage en divers Etats d’Europe et d’Asie, entrepris, pour découvrir un nouveau chemin en Chine. Il décrit, en utilisant plusieurs sources, y compris la relation de Nikifor Venukov, la Sibérie qu’il n’a pas pu visiter et indique des routes qui mènent à la Chine14.
En 1687, le savant hollandais Nicolas Witsen, un des directeurs de la Compagnie hollandaise des Indes orientales, réalise une grande carte de la Tartarie (c’est-à-dire, de la Sibérie, de l’Asie centrale et de la Mongolie) et, ensuite dans son livre Noord en Oost Tartarye (La Tartarie septentrionale et orientale, 1692 ; 2e éd. augmentée 1705), offre une description détaillée de cette région et des trajets vers la Chine. Il se sert lui aussi des sources de seconde main, notamment des informations de Nikifor Venukov, de Philippe Avril et de Jean-François Gerbillon15.
Les ouvrages de Philippe Avril et de Nicolas Witsen forment la perception de la Sibérie en Europe. Durant le règne de Pierre Ier, plusieurs étrangers au service de la Russie, envoyés par le tsar en Chine avec des missions diplomatiques et commerciales, décrivent leurs périples : l’Allemand Evert Ysbrandts (Isbrand) Ides et son compagnon Adam von Brand (voyage effectué en 1692-169516) ; le Suédois Lorenz Lange (en 1715-1716, ensuite en 1719-1722 avec l’ambassade de Lev Izmaïlov et en 1725-1727 avec l’ambassade de Savva Vladislavitch-Ragouzinski17) et le médecin anglais John Bell (en 1719-1722 avec l’ambassade de Lev Izmaïlov18).
Leurs récits, aussi bien que leurs cartes19 se répandent en Europe : traduits en plusieurs langues, imprimés en anglais, en allemand, en français, en latin, en russe et, avant tout, publiés en Hollande car ce pays développe un commerce intense en Russie et en Orient.
Ils fascinent des écrivains et des philosophes. Leibniz diffuse la relation d’Isbrand ; Montesquieu examine celle de Lange. Daniel Defoe utilise le récit d’Isbrand dans le second volume de Robinson Crusoé (1719) où le voyageur, accompagné par son fidèle Vendredi, traverse la Chine et la 
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